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LE PLUS GRAND MYSTÈRE DE L’UNIVERS
Ces tours relèvent indéniablement d’une technologie d’origine non pas humaine, mais extraterrestre. » Le sénateur Bjornstadt jubilait à l’écran, comme s’il avait été lui-même l’auteur de la découverte. « Les éléments dont nous disposons excluent toute autre conclusion. Ce qui, mon cher Pigrato, change radicalement la donne. À compter de ce jour, le projet Mars devient notre priorité absolue. La cité martienne va être maintenue et développée. Le président a personnellement veillé à ce que la commission des affaires spatiales déménage dans de nouveaux locaux plus vastes, situés à deux pas du ministère des Finances. Pour ainsi dire à portée de voix des instances dirigeantes. Du personnel et des crédits supplémentaires vont nous être alloués, on parle même d’en faire un ministère. »
Pigrato se contenta d’acquiescer. Il imaginait sans peine l’identité du ministre.
Bjornstadt se pencha légèrement en avant, comme pour lui glisser au creux de l’oreille – bien qu’à soixante-dix millions de kilomètres de distance – une information hautement confidentielle. « Vous êtes conscient, n’est-ce pas, que le gouvernement ne pouvait agir autrement ? Ne serait-ce que pour damer le pion aux Asiatiques qui, naturellement, vont eux aussi rester sur Mars. Leur laisser l’exclusivité des recherches était hors de question. Qui sait si le système de camouflage aérien qui surplombe ces tours ne masque pas un danger ? Nous ne sommes toujours pas parvenus à les détecter sur les clichés satellite. Nous n’avons pas fini de nous faire des cheveux, vous pouvez me croire. Et quand je dis « nous », je ne parle pas seulement de moi. »
Pourquoi le sénateur avait-il organisé une vidéoconférence puisqu’il n’avait manifestement pas l’intention de le laisser placer un mot ? Si le but du jeu était de monologuer, un courriel vidéo aurait été tout aussi approprié.
« Nous avons un avantage sur l’Alliance : nous possédons sur la planète rouge une cité digne de ce nom, pratiquement autonome. Pendant que les Asiatiques devront importer à prix d’or de quoi subsister, nous pourrons nous concentrer sur des activités plus essentielles. Magnifique, non ? »
Et mon retour sur Terre ? se dit Pigrato. Où en est-on ? À quand le départ ?
Bjornstadt parut lire dans ses pensées (on racontait d’ailleurs qu’il le pouvait réellement) et même dans l’avenir (autre don précieux pour un politicien ambitieux), car il lança – ou plutôt il avait lancé, six minutes plus tôt : « Après ces événements, nul ne songe évidemment plus à vous rappeler sur Terre, Tom. Bien au contraire, tout le monde voit en vous le véritable maître d’œuvre de cette fabuleuse découverte. Il ne viendrait à l’idée de personne de vous disputer votre poste. À la demande expresse du président, j’ai donc le plaisir de vous annoncer que votre contrat d’administrateur a été prorogé de six ans. Il va de soi que cette mesure s’accompagne d’une augmentation de salaire, mais nous en reparlerons. Je vous félicite.
— Six ans ? » gémit Pigrato, atterré. Encore six années à croupir dans cette glacière déserte et crasseuse ? Encore six années à tirer au milieu de ces tarés de colons ? Au secours !
« Le Buzz Aldrin appareillera après-demain avec à son bord une horde de scientifiques munis de toute leur quincaillerie », poursuivit gaiement Bjornstadt. On voyait bien que ce n’était pas lui qui allait devoir rempiler pour six ans dans ce trou perdu ! « Ce vaisseau ne vous est sans doute pas inconnu, c’est l’un des tout premiers équipés du nouveau réacteur à fusion. Petit, mais rapide comme l’éclair. Vous rendez-vous compte qu’il arrivera avant les deux transporteurs ? sourit-il béatement. À ce propos, pourriez-vous faire en sorte que les transporteurs repartent avec une cargaison d’authentique cafba martien ? Histoire qu’ils ne reviennent pas complètement à vide. Et puis, à ce qu’il paraît, votre cafba est une pure merveille…»
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« Vous savez ce que j’ai appris ? fit le docteur Dejones, clin d’œil à l’appui. Vous ne devinerez jamais qui va embarquer sur le Buzz Aldrin. »
Les adolescents se regardèrent. Les jours précédents s’étaient révélés riches en rebondissements, à commencer bien sûr par la découverte des tours. Laquelle leur avait valu, à leur retour, d’être non pas sermonnés et punis comme ils s’y attendaient, mais chaleureusement célébrés. L’association internationale d’aéronautique avait décerné à Ronny un titre de membre honorifique pour sa brillante prestation aux commandes de l’avion asiatique. Les autorités avaient officiellement annoncé le maintien et l’expansion de la cité martienne. Les colons avaient salué la nouvelle en organisant sur la Plazza une fête d’anthologie qui durait encore. Il semblait établi que les mystérieux édifices étaient l’œuvre d’intelligences extraterrestres. On avait réquisitionné les microscopes les plus performants pour analyser presque atome par atome chacun des artefacts d’Elinn, véritable héroïne du moment.
Quelle pouvait être cette autre surprise ?
« Trois porteurs du dixième dan ? lança Ariana.
— Non, sourit son père.
— Michael Visilakis ? tenta Cari.
— Non. » Le médecin fronça les sourcils. « Qui est-ce déjà ? Ah oui, ce journaliste.
— Un vrai pilote pour ramener l’avion ? enchaîna Ronny.
— Non plus. Je savais que vous ne trouveriez pas. »
Elinn réfléchit intensément puis dit simplement :
« Aucune idée.
— Allez, crache le morceau ! » s’écria Ariana en labourant joyeusement de coups de poing le bras de son père.
Celui-ci se massa le biceps en grimaçant. « Fais attention. Si tu m’esquintes, qui me posera une attelle ?
— Tu as gagné, on donne notre langue au chat. Alors ?
— Ne dites à personne que c’est moi qui ai vendu la mèche, chuchota le docteur Dejones. N’oubliez pas que j’ai une réputation à tenir. Mais c’était trop tentant… À bord du Buzz Aldrin, il y aura…
— Oui ? soufflèrent les enfants, sur des charbons ardents.
— La famille de Pigrato. Sa femme… et son fils.
— Quoi ? hurlèrent-ils en chœur. Pigrato a un fils ? »
Le père d’Ariana acquiesça, goguenard. « Je n’ai pas réussi à savoir comment il s’appelle, mais il doit avoir dans vos âges.
— Et il va venir s’installer ici ? bredouilla Cari, soudain long à la détente.
— Et on devra le fréquenter ? s’exclama Ronny.
— Eh ben ! conclut Ariana en levant les yeux au ciel, ça promet…»
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Sur le plateau de Dædalia Planum, au cœur d’une formation rocheuse que les cartes martiennes désignent désormais sous le nom de « Tête de Lion », se dressent depuis le Jour de l’An 37 deux tours énigmatiques. Distantes d’environ deux kilomètres, elles mesurent chacune quatre cents mètres de haut et sont moulées dans un matériau lisse bleu foncé qui, bien que ressemblant à du verre, n’en est cependant pas. Toutes les tentatives menées par spectroscopie laser pour déterminer la composition moléculaire de cette substance inconnue ont échoué. Ainsi qu’on l’a découvert ultérieurement, ces cylindres géants pivotent très légèrement sur eux-mêmes à raison d’une rotation toutes les quatre cent onze heures. Nul ne saurait dire qui les a construits, à quoi ils servent ni pourquoi ils sont apparus lorsque l’artefact d’Elinn Faggan est entré en contact avec l’une des cavités de la mesa. En cette fin d’après-midi du Nouvel An 37, l’adolescente, avant d’embarquer dans la chaloupe, avait ramassé le fragment sans pourtant que les colonnes ne s’enfoncent dans le sol. Depuis, elles défient Dædalia Planum de leur inaccessible splendeur et gardent leur mystère.
Le premier vaisseau scientifique a quitté l’orbite terrestre moins de dix jours après. D’autres l’ont imité. Au cours des années suivantes, des milliers de Terriens sont venus s’établir sur Mars, certains pour essayer de décrypter l’énigme de l’héritage extraterrestre, d’autres, plus prosaïques, pour tenter leur chance sur ce monde nouveau, porte ouverte sur l’avenir.
Peut-être ne percera-t-on jamais le secret des deux tours. Mais leur existence seule change tout…
Librairie L’Atalante
No d’imprimeur : 41570
Dépôt légal : mai 2004
IMPRIMÉ EN FRANCE